Le marathon des volcans : 2 semaines à l'assaut des plus hauts sommets des Andes Equatoriennes
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Un petit récit plus très récent mais qui permet de donner quelques infos et images sur des sommets pas toujours fréquemment gravis comme le Cayambé ou l'Illiniza Sur. Nous étions jeunes, costauds et enragés, on a donc bourré complusivement sur juste 2 semaines les ascensions du Chimborazo, du Cotopaxi, du Cayambé, de l'Illiniza Sur, de l'Illiniza Norte, sans parler du Fuya Fuya et du Pasochoa. Au mépris de toutes les règles d'acclimatations admises, et en remplissant évidemment les rares moments de liberté par les incontournables du sight-seeing local, de Baños à Otavalo sans oublier la Laguna Mojanda et le Quito colonial. Et encore on se sentait frustrés d'avoir laissé de coté le Sangay et l'Antisana. Inutile de dire que chacun a beaucoup dormi au bureau les semaines qui ont suivi le retour !
Avec Karine, Bruno et Gilles (France), Yves, Olivier et Bertrand (Suisse) et aussi Ismael et "El Negro" (Equateur)
27 Décembre 98, Quito (2850m)
A coté des marathons aériens nécessaires pour rejoindre La Paz (24h ou plus), l'Equateur a le relatif avantage de son accessibilité : à peine plus de 20hs depuis Genève pour gagner Quito en incluant 4 heures de transfert à Amsterdam, sans lesquels le vol entrerait quasiment dans la catégorie des supersoniques transcontinentaux ...Entre les repas incessants servis à bord et la goinfrerie pour tuer l'ennui au snack de l'aéroport d'Amsterdam, ce voyage fait sans doute plus de dégâts que le Noël venant de s'achever. Mais la perspective de séjours en altitude nauséeux faute d'acclimatation et de longues bavantes sur de revêches volcans glacés écartent tout scrupule !
Après-midi relax à la découverte du Quito colonial en compagnie de notre guide équatorien avec bien sûr l'ascension du Corcovado local (Vierge de Panecillo, 3075m !) par une série de rues décrites comme coupe-gorgesques par tous les bons guides gringos (Routard, Lonely Planet etc...). Ivres de sommeil après 36hs sans dormir, nous ignorons les injonctions apocalyptiques de notre "Negro" ("prenons un taxi, c'est quand même dommage de tout se faire voler le premier jour") et avec la chance des inconscients l'aller-retour est réalisé sans encombre. En croisant juste, pour un peu de couleur locale, un indigène d'allure louche jouant négligemment avec son revolver en sifflotant comme si de rien n'était...Bien que rempli de gringos et en particulier d'expéditions andinistes, l'hôtel du soir est au standard latino-américain, service souriant mais invraisemblablement inefficace, éclairage anémique, plomberie en voie de décadence accélérée...
28 Décembre 98, Campement de Chaupi (3970m)
Le séjour est court, les sommets d'altitude programmés sont nombreux, pas un instant à perdre pour monter à 4000m faire quelques globules rouges. Réveil à 6h pour "attaquer tôt" mais l'Amérique Latine se charge vite de nous rappeler que son rythme de vie n'est pas pour rien résumé par le mot "mañana" : une heure pour obtenir un petit déjeuner, autant pour faire quelques courses, sans parler de l'allure exaspérante permise par les pistes et le trafic local. Heureusement que le sommet programmé - pourtant plus haut que l'Aiguille Verte - offre la possibilité d' ajuster la longueur de son ascension selon l'endroit de la piste où l'on choisit d'abandonner le véhicule. Avec un 4*4 solide (loué de préférence) et un impitoyable massage de reins, on peut même s'approcher mécaniquement jusqu'à 1 heure du sommet, lequel dépasse à peine la hauteur des derniers arbres...Pour les puristes qui poseraient la question, la raideur et le "revêtement" (sic) du ruban de terre taillé à travers la forêt excluent totalement de remplacer la Jeep par le VTT pour moraliser l'ascension.
Un compromis typiquement helvétique nous conduit à laisser le minibus à mi-chemin dans une charmante hacienda fondée par des émigrants suisses il y a quelques générations et dont l'ambiance et la tenue ne dépareraient pas au milieu des Alpes d'Uri. Un déjeuner tardif nous est promis au retour, les 900m de dénivelé résiduel sont vite avalés mais le Pasochoa offre en fait 2 sommets pour le prix d'un et il est difficile de déterminer depuis le bas lequel est le plus haut. Il faut donc gravir les deux et une petite arête rocheuse noyée dans l'exubérante végétation équatoriale donne même une petite touche Ruwenzorienne à la journée. Comme il est de coutume sur les montagnes chaudes et humides, la brume envahit les hauteurs dés la mi-journée et la première giboulée se déclenche alors que nous sommes juste installés devant un plantureux repas fermier servi par l'arrière petite fille du patriarche fondateur helvétique. Visite de la fromagerie de rigueur, bien sûr, puis quelques heures de marteau-piqueur pour regagner la vallée, remplir les interstices vides du minibus de victuailles et remonter vers l'Hacienda de Chaupi sous une pluie battante. Non sans réparer un pneu crevé au passage, la première d'une longue série (de la camelote japonaise, comme par hasard). Heureusement que le concept de loi du travail n'a pas encore fait son entrée ici et que les "vulcanizadoras" sont ouvertes jour et nuit 7 jours sur 7... Le campement à presque 4000m est atteint par une piste sordide, que Bruno déclare pourtant "bien plus carrossable" que ce qu'il a parfois pu connaître par le passé. La nuit est tombée depuis longtemps lorsque nous installons les tentes dans l'herbe à l'altitude de l'Eiger.
29 Décembre 98, Refuge des Illinizas (4700m)
Venir passer une nuit quasiment à l'altitude du Mont Blanc le surlendemain de l'arrivée à Quito figure dans la liste "à éviter absolument" de tout bon manuel d'alpinisme en altitude. Où l'on déconseillerait même d'abuser du shopping pédestre dans les rues de la capitale au cours des premiers jours...Mais c'est bien là, en forme de raccourci, le drame des salariés aisés aussi riches de rêves que pauvres de temps pour les réaliser...Entre sacs de couchage, victuailles et matériel complet pour la glace technique, les sacs sont lourds, le point de départ est quasiment à l'altitude du sommet de la veille, le pas est donc court et la tête (la mienne en tous cas) commence rapidement à cogner. Les deux sommets convoités (Illinizas Nord et Sud, env. 5200m) sont de surcroît déjà dans le brouillard et les derniers du groupe (moi plus précisément) sont accueillis au refuge par une volée de grêlons.
Mais un programme est un programme, la barre sur le crâne - combattue à grand renfort de chimie médicale - finit pas faiblir devant le cocktail Diamox - Aspirine - Ibuprofène à haute dose et nous attaquons vaillamment l'Illiniza Norte (5135m) sous une forte averse de grêle. Comme toujours Bruno et Karine, déjà surentraînés naturellement et qui plus est forts de deux semaines d'acclimatation, galopent devant sur une arête rocheuse jamais bien difficile mais parfois un tantinet exposée. Une première canonnade de coups de tonnerre donne un premier avertissement sans frais aux impudents gringos. Mais, seul à proposer de battre en retraite, et devant l'inflexible volonté du groupe, je suis assez idiot pour suivre quand même. Evidemment ça ne rate pas, sous le bastion sommital les éclairs recommencent à claquer autour de nous et de suspects bourdonnements électrostatiques dans les oreilles invitent à une retraite précipitée. Laquelle s'apparente vite à une débandade "chacun pour soi et de la foudre pour tous" faisant flamber le rythme cardiaque avec plus d'efficacité que les pentes les plus raides du séjour. Et dire que l'acclimatation est parait-il favorisée par un maximum de calme et de repos...
De retour au refuge (pourtant pas bien excitant), une armée de montagnards multinationaux a envahi les lieux, le ciel évidemment se déchire à une heure du crépuscule mais seuls Bruno, Karine et Gilles trouvent le courage de repartir au sprint pour marcher enfin sur la tête de ce sommet revêche et venger ainsi l'honneur bafoué du groupe. Les trois mamelles de l'acclimatation (chimie lourde, gavage et bullage) masquent le mal des montagnes et le réveil est mis à 4hs en espérant une météo plus accueillante. Se retrouver coincés sur les pentes de glace vertigineuses de l'Illiniza Sud sous la menace électrique est un scénario de cauchemar que personne n'ose vraiment imaginer...
30 Décembre 98, Thermes de Papallacta (3330m)
Difficile d'imaginer un endroit plus idyllique pour se remettre d'une dure épopée alpino-hypoxique que cet hôtel douillet niché au cœur d'une impressionnante vallée noyée de végétation et qui plus est criblée de sources chaudes. L'Hostal "Posada de montaña" se compose d'une série de pavillons de bois aux toits de chaume dont les vérandas entourent de petites vasques fumantes.; L'endroit est aménagé avec le bon goût "couleur locale mais sans en rajouter" typique des établissements sud-américains visant la clientèle gringo haut de gamme (dont nous faisons bien sûr partie).
Mais tout cela il a bien fallu naturellement le mériter (pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?).Un bon somnifère a certes permis une nuit moins migraineuse que prévue. Mais la motivation sur les coups de 4h du matin pour quitter le refuge dans une bise pinçante et aller jouer les araignées en crampons sur les pentes de glace striées de crevasses de l'Illiniza est évidemment assez basse. Le phénomène est toutefois tellement classique que les alpinistes chevronnés du groupes, programmés comme des automates pour le sommet, ferment mécaniquement la porte du refuge à l'heure prévue pour avancer d'un pas somnolent sur la moraine voisine en direction de la glace du volcan.
Le temps de s'encorder au petit joursous un sérac menaçant et les premiers coups de piolet font voler en éclat la glace noire tapissant la cime convoitée. 3 heures et un certain nombre de passages scabreux plus loin, nous foulons le sommet dans un paysage extra-terrestre de volutes de glace et de volcans étincelants émergeant de la mer de nuages recouvrant le tapis végétal des basses-terres. Le réchauffement du climat, toujours lui, a fracturé le glacier en son milieu, faisant apparaître une vilaine barre rocheuse au franchissement un tantinet anxiogène. La descente, à grand renforts de broches à glace, prend plus de temps que la montée mais nous arrivons tous vivants au refuge puis 1h plus tard au minibus. L'averse quotidienne crépite sur le toit alors que Bruno, désormais au volant, dévale la piste défoncée à tombeau ouvert.
Dans la tête de chacun, à côté des souvenirs du sommet, une seule image : l'Hôtel des Thermes. Quelques heures de marteau-piqueur, interrompus par une Yème pose de rustine sur le même pneu récalcitrant, seront encore nécessaires pour franchir un col à 4000m, basculer sur le versant amazonien et piquer une tête dans l'eau chaude avant un plantureux dîner. La géothermie des régions volcaniques a vraiment du bon !
31 Décembre 98, Otavalo (2620m)
La conscience tranquille du devoir accompli permet en vrac une grasse matinée jusqu'à 8h30, un petit déjeuner étalé sur plus d'une heure et une matinée entière à grenouiller dans l'eau chaude et à débattre des mérites comparés de la vasque de plein air et de la grotte de vapeur. Cette dernière paraît si chaude en y plongeant simplement le pied qu'une immersion complète prend vite des allures de pari idiot que Bruno est le premier à relever, suivi évidemment aussitôt par le reste des éléments mâles du groupe blessés dans leur orgueil. D'interminable scéances-photos occupent le reste du temps, chacun souhaitant faire cohabiter sur son album photo la violence des glaces de l'Illiniza et la douceur des Thermes de Papallacta. Et prouver ainsi que bourrinage et hédonisme ne sont finalement pas toujours aussi éloignés qu'on pourrait le croire. La Vierge Miraculeuse d'El Quinche nous accueille pour le déjeuner (enfin façon de parler); elle avait paraît-il mis fin aux terribles tremblements de terre de 1938. Le sol se tient effectivement tranquille mais le bouge en face de la célèbre église sert la viande la plus infâme du séjour...
Le franchissement de l'Equateur est dûment matérialisé par une mappemonde, un panneau et le fameux troquet "Latitude 0"; dont le toilettes font les frais de toute une série d'expériences sur le sens de rotation des tourbillons d'eau. De fiévreuses discussions s'engagent pour savoir si la force de Coriolis dans une cuvette de chiottes changerait vraiment de sens entre le bistrot et la cahute du paysan 10m plus loin mais de l'autre côté de la ligne. La notion d'Equateur magnétique est même envisagée. Le reste de la route d'Otavalo est vite avalé sur un goudron d'une qualité quasi helvétique, malgré la profusion de camions asthmatiques déchargeant à l'occasion leur chargement de manière aussi instantanée qu'imprévue. Règle numéro un pour vivre vieux sur les routes équatoriennes : ne jamais serrer un grumier de trop près...
La célèbre bourgade indienne d'Otavalo déborde d'animation en ce soir de Nouvel An, la coutume locale consiste à assembler des mannequins de sciure parodiant les événements de l'année écoulée avant de les incendier au milieu des rues à 0 heures précises. Vainqueurs toutes catégories pour 98 : Bill et Monica devant le Viagra. L'information circule en cette fin de siècle !
1er Janvier 99, Otavalo (2620m)
A vrai dire une journée bien comme les autres : réveil relativement matinal, sommets avoisinants déjà noyés dans la brume (on en viendrait même à douter de leur existence à force), montée par une piste chaotique à un lac de montagne à 3700m (Mojanda) qui arrache des cris d'enthousiasme aux autochtones mais a objectivement encore bien du chemin à faire pour atteindre la séduction de ses collègues de l'Oberland ou du Tessin. 1h30 de marche dans les hautes herbes, agrémentés de juste ce qu'il faut de passages scabreux, nous donnent une vague conscience du devoir accompli et nous amènent accessoirement au sommet du célebrissime Fuya-Fuya (4263m, quasiment le Finsteraarhorn !). Evidemment en plein brouillard ou presque. 1h de sieste au sommet pour refaire quelques globules rouges en prévision du Cayambé.
Reste de la journée partagé entre un long shopping au village de Cotacachi, la patrie locale des tanneurs, et un autre lac de montagne (Cuicocha); où nous sommes même obligés de remarcher 20mn pour fuir la nuée de touristes (autochtones, pour changer) effectuant le trajet pédestre entre le parking et la buvette locale. Retour au bercail pour du courrier (déjà !) en retard suivi d'un dîner style "maison de cure" aussi diététique que tristounet. En bref rien à verser aux annales et vivement le grand marché du lendemain. Les Indiens auront-ils déjà les logos Visa/Amex sur leurs stands comme les artisans maroquiniers de Cotacachi ? Connaîtrons nous notre premier jour sans pluie ? Yves cessera-t-il de râler que toutes ces villes n'ont aucun intérêt et que vivement l'Altaï pour rester enfin tranquilles au milieu du rocher et de la neige ?
2 Janvier 99, Refuge du Cayambé (4620m)
Le marché d'Otavalo a peut-être perdu un peu de son authenticité, les Indiens ont appris un peu d'anglais mais l'ambiance reste quand même unique et les bonnes affaires innombrables. Mention spéciale pour le marché aux bestiaux oú moutons, porcs et vaches changent de mains dans un vacarme de meuglements, couinements et jurons quechuas. Chacun se refait son stock d'alpaga à offrir et les derniers centimètres cube du minibus encore vides sont impitoyablement bourrés d'artisanat local.
A midi, il faut bien se résoudre à mettre le cap sur le Cayambé; la montée au refuge à 4600m s'effectue certes intégralement en véhicule (chauffeur intrépide et reins solides toutefois requis) mais la dureté de la journée à venir justifie quand même une dernière orgie de viande à la churrascaria du village homonyme. Que le marteau-piqueur de la piste aide finalement à digérer, et c'est donc un groupe plein d'entrain qui s'extrait courageusement du minibus pour une marche d'acclimatation jusqu'au pied du glacier. Yves, fidèle à ses habitudes sauvages, décide d'y rester pour passer la nuit...Le Cayambé a le bon goût de se dégager à ce moment là : une immense masse totalement glaciaire baignée par la lumière du soleil déclinant dont la beauté irréelle achève de bétonner la motivation du groupe. Le réveil est mis à 1h (si, si, du matin !) en priant pour que les nuages amazoniens tout proches se tiennent encore tranquilles quelques heures.
3 Janvier 99, Hacienda La Ciénaga (3030m)
L'ensemble des "gringos alpinistas" multinationaux peuplant le refuge s'agite dés 23 hs (!), l'ascension du Cayambé étant décrite dans les topos comme diaboliquement longue. Selon la bible des Andes Equatoriennes, "un départ à 23h30 (sic) n'est pas déraisonnable pour être de retour avant que le soleil n'ouvre les crevasses et ne déclenche les avalanches" (j'exagère à peine). Aussi présomptueux qu'à l'habitude, nous prenons un départ dangereusement tardif à 2hs sous une extraordinaire pleine lune transformant les immenses glaciers du Cayambé en une férie difficile à surpasser. La frontale regagne le sac, le souffle est bon, le pas est alerte et les cordées polyglottes, avachies sur leurs piolets l'air hagard, sont impitoyablement doublées les unes après les autres. Histoire de maintenir le suspens, le Bassin Amazonien envoie de temps à autres de vilains nuages noirs coiffer la cime, mais ils ne font jamais long feu. Arrivés sous le chaos de grosses meringues glacées constituant le sommet, les choses se gâtent...
La calotte sommitale est coupée en 2 sur toutes sa longueur par une gigantesque crevasse et le pont de neige habituel - ay, caramba ! - s'est effondré, victime sans doute lui aussi du réchauffement climatique. A droite, à gauche, rien n'y fait, il faut se résoudre à redescendre 100m si durement gagnés pour traverser une pente avalancheuse donnant accès à une corniche parfois suspecte et enfin aux pentes terminales. Olivier nous annonce d'abord son décès imminent avant de se traîner jusqu'en haut pour jurer que ce serait bien la dernière fois. Nous sommes seuls (là par contre ce ne sera pas la dernière fois...), les autres ont baissé pavillon, un paquet d'air humide fouette la glace du sommet histoire de nous rappeler que l'Amazonie est toute proche, recouvrant aussitôt cordes et vêtements d'une petite couche de givre qui sera du meilleur effet sur les photos. Les embrassades sont brèves et viriles (pardon Karine !), le vrai bonheur sera à savourer dans cette longue descente tranquille, le soleil revenu, les volutes de glace scintillantes de notre Cayambé dans le dos et les riches terres d'Otavalo à nos pieds. "Mais était-il vraiment indispensable de s'infliger tout le reste avant ?" interrogerons les esprits sensés. Des générations de montagnards ont déjà planché sur le sujet sans parvenir à une réponse satisfaisante...
Le Pichincha, volcan maison de Quito, nous félicite quand même d'un impressionnant panache de fumée dans le lointain. Le temps de grignoter quelques saletés au refuge et l'appel de l'oxygène enrichi des basses terres se fait à nouveau pressant. Bruno maîtrise encore une fois avec brio la piste invraisemblablement défoncée redescendant du refuge, dont la brutalité des cahots n'empêche toutefois pas ses passagers, plus groggys les uns que les autres, de sombrer dans un sommeil léthargique. C'est une troupe de gringos andinistas passablement apathiques et aux petits yeux qui prend ses quartiers en fin d'après-midi dans la somptueuse et légendaire Hacienda La Ciénaga : un trésor historique remontant quasiment à l'époque de Francisco Pizarre et dont les murs ont vu défiler la fine fleur des explorateurs andins, de Humboldt à La Condamine en passant par Whymper. Le cachet unique des lieux, ses patios, sa chapelle coloniale et ses chambres baroques ferait presque oublier une plomberie sans doute guère renouvelée depuis les Conquistadores. La douche froide de retour du Cayambé nous fait déjà rêver des mythiques termes de Baños ... après le Cotopaxi !
4 Janvier 99, Refuge du Cotopaxi (4800m)
Les ambitions alpinistiques démesurées du programme ne permettent guère de s'attarder dans les antres de luxure que sont les hôtels-haciendas sous peine de voir disparaître rapidement toute motivation à remonter souffrir vers les hauteurs hypoxiques. Notre guide Negro nous accorde généreusement jusqu'à midi pour dormir un peu, faire du courrier en retard et déambuler dans les lieux imprégnés d'histoire de l'Hacienda. Le Cotopaxi reste évidemment noyé dans les nuages durant toute la durée de notre séjour (à se demander comment ils font pour prendre leurs cartes postales !); mais confiants dans notre bonne étoile, nous attaquons en début d'après-midi la piste plutôt moins défoncée que d'habitude menant au voisinage du refuge homonyme. Le tarif d'entrée prohibitif donne même droit aux uniques panneaux de signalisation du séjour...mais il reste quand même 45 mn à marcher dans le sable mou depuis le parking pour mériter cette bâtisse décrépie et humide dont plus un alpiniste suisse ne voudrait dans ses Alpes locales.
Ayant trouvé le moyen d'oublier mon baudrier sous le lit de l'hôtel, je passe la soirée à tester différentes combinaisons de sangles pour bricoler un harnais de fortune qu'on croirait tout droit sorti de l'époque de Whymper ou d'Armand Charlet. Phénomène classique en Equateur, le refuge est envahi d'Allemands et d'Américains équipés comme pour attaquer la face nord du K2; on se demande encore par quel mystérieux phénomène de d'évaporation spontanée nous nous retrouverons seuls ou presque le lendemain au sommet...Le réveil est mis à 1h (du matin), la neige tombe mais elle est finalement là pour ça et ne fait pas le poids face au Stilnox que les plus inquiets avalent discrètement avant de s'éclipser.
5 Janvier 99, Baños (1900m)
Manque de chance, cette fois-ci le grésil est toujours présent au milieu de la nuit et il faut une bonne dose de motivation pour s'élever en direction d'un sommet fantomatique noyé dans les nuages alors que se lève une aigre bise et que la vague lueur de lune finit par s'évanouir dans le brouillard. "Le sommet est sûrement au dessus des nuages" lancent les partisans du verre à moitié plein. "Ouais, on va surtout en prendre plein la gueule" rétorquent les autres (moi en particulier). Le terrain est de surcroît fort crevassé mais la trace louvoie intelligemment entre d'insondables abîmes de glace et le spectacle d'immense tranches de séracs sortant mystérieusement de la brume ne manque pas de grandeur. Et puis l'histoire se répète et la morale est sauve : après avoir doublé presque toutes les cordées parties avant nous (enfin celles qui n'avaient pas encore fait demi-tour...), nous émergeons au dessus du mauvais temps pour prendre pied sur les bords du cratère ourlé de glace et embrasé par le soleil levant. Là encore le souffle est court, le vent glacial,et les embrassades brèves, mais les images d'instants hors du temps gravées pour longtemps.
Bruno et Karine, arrivés bien plus tôt et à moitié congelés, s'infligent de sanglantes expériences de tests de glycémie intracutanée pour dédommager leurs généreux sponsors médicaux. Dont les appareils high-tech miniaturisés digèrent apparemment fort mal les rudes conditions d'un sommet à 6000m... Descente sans histoires interrompue par d'innombrables séances photos dans les séracs et comme au Cayambé, c'est un groupe passablement groggy que Bruno conduit sur la route tortueuse de Baños. 2 sommets à 5800m en 3 jours font peut-être une bonne pub sur un programme mais quelques dégâts sur le terrain : Olivier est traqué par la turista, Gilles tousse comme un tuberculeux en phase terminale, le stress accumulé (ou est-ce l'aspirine) me ronge l'estomac et les autres somnolent apathiquement les uns appuyés sur les autres malgré les cahots de la route. Une journée complète de grenouillage thermal ne sera pas de trop. L'idée saugrenue d'un nouveau réveil nocturne pour une ascension express du Tungurahua voisin (5020m) lors de la journée de repos du lendemain a soudain beaucoup moins de charme que dans le salon de l'hôtel de Quito ou cette initiative avait été débattue avec enthousiasme. Si l'on nettoie tout cette fois-ci, que restera-t-il pour la prochaine fois, n'est-ce-pas ?
Le pneu arrière déjà réparé il y a une semaine trouve le moyen de se remettre à plat dés l'arrivée à Baños. Seul Bruno trouve la force de remonter la roue de secours pendant que les autres somnolent misérablement vautrés sur le trottoir. Mais l'hôtel Sangay, avec piscine, tennis, sauna et face aux thermes est on ne peut plus accueillant et la petite cité thermale de Baños, célèbre pour son cadre spectaculaire, la douceur de son climat et bien sûr ses sources chaudes n'est pas l'un des pôles touristiques du pays pour rien. Boutiques d'artisanat, agences d'écotourisme d'aventure, bistrots et restos sympas : pas de miracle les gringos pullulent mais ils ont finalement aussi bon goût que nous...La journée du lendemain promet d'être partagée entre grenouillages d'eau chaude et orgies diverses pour se refaire quelques forces avant l'attaque des 6300m du Chimborazo. D'ou plusieurs infos alarmantes font état de glace vive exposée et d'avalanches de caillasses...
6 Janvier 99, Baños (1900m)
Comme prévu la veille, la journée la plus décadente du séjour : grasse matinée, bains chauds, bullage, shopping et goinfreries. Et si c'était cela la vérité que nous cherchons en vain sur les sommets ? A en croire le style de vacances des gringos fourmillant dans la ville, on pourrait le penser. Enfin je suis un peu méchant, le nombre d'agences proposant des treks junglesques, du VTT (en descente), du cheval et même les principaux sommets du pays (dont le Sangay, ils ne manquent pas d'air !) doit quand même inciter certains touristes de passage à aller transpirer un peu entre deux bains...
Matinée aux bains d'El Salado à l'hygiène rudimentaire mais au folklore garanti. L'eau ressemble davantage à celle d'un fleuve africain qu'à un torrent de montagne suisse, c'est naturel et dû à la forte minéralité, même si le passage des vieilles Indiennes remontées d'Amazonie pour leur bain mensuel ne doit pas arranger les choses. Déjeuner, goûter et dîner consacrés à des tests comparatifs des restaurants les plus "tipicos" avec décors pseudo-incas et musique andine de rigueur. Entrecoupés de bains, saunas et hammams à l'Hôtel Palace voisin et d'un peu de courrier en retard. En bref la journée idéale avant d'affronter les 6310m du Chimborazo, sa glace vive et ses chutes d'objets hétéroclites (neige, pierres, glace...); avec un horaire de lever record annoncé telle une sentence capitale par notre Negro : 11hs...du soir !
7 Janvier 99, Refuge Whymper (5000m)
Posté à 5000m au pied des glaciers du Chimborazo, c'est le refuge équatorien classique, pas vraiment sordide mais suffisamment sale, humide et déglingué pour bien montrer que nos Alpes embourgeoisées sont à 10.000 kms de là. Comme au Cotopaxi, les ingénieurs de l'Equipement équatorien ont maintenu un semblant d'éthique en stoppant la construction de la piste à 45 mn de marche sous le refuge pour laisser aux touristes autochtones la fierté de gagner la barrière mythique des 5000m pas leurs propres moyens. A moins que ce ne soit plus prosaïquement le manque de crédits...Le temps est absolument sinistre, le cadre aussi, la piste remontant le pied de la montagne taille de grands lacets dans des pentes de sable noir noyé dans le brouillard alors que la pluie se transforme petit à petit en neige. Et dire que nous avons quitté Baños quelques heures plus tôt sous les seuls moments de soleil des derniers jours, anesthésiés par une ultime séance de bains et lestés des succulentes pancakes du "Café Alemàn", un des bons bars à gringos de la localité !
La motivation pour se rhabiller, refaire les sacs et marcher sous la neige fondue pour somnoler 3 hs dans une cabane humide avant d'attaquer au milieu de la nuit la plus longue bavante du pays n'est pas, c'est un euphémisme, des plus hautes (la mienne en tous cas - un long coup de fil à Agnès le matin n'a probablement pas arrangé les choses...). Le refuge est comme toujours passablement rempli des habituels Américains et Allemands bardés d'équipement pour la glace extrême, mais chacun d'entre nous imagine déjà la répétition pour le lendemain du "Syndrome Equatorien" : refuges bondés, sommets désertés, gringos évaporés...En attendant il neige abondamment, ce qui n'est pas franchement excitant pour partir à minuit mais pourra par contre nous sauver la mise en recouvrant la vilaine glace grise tapissant le Chimbo d'une belle parure blanche bien plus digeste à cramponner. Nous parvenons finalement à convaincre El Negro d'abandonner son idée saugrenue d'attaquer le couloir de glace dominant directement le refuge pour rester tranquillement sur les rochers de la voie normale. Certes un tantinet parpinants mais pas plus que nombre d'itinéraires plus ou moins recommandables que chacun d'entre nous fréquente occasionnellement dans les Alpes.
8 Janvier 99, Riobamba (2800m)
Si la météo sur l'ensemble du séjour a laissé passablement à désirer alors que décembre est en principe la saison sèche (sic !), les divinités montagneuses locales ont quand même eu pitié de nous en nous accordant de précieuses fenêtres de clémence pour nos bavantes nocturnes sur les hauts sommets. Aujourd'hui encore, même si un paquet de nuages farceurs vient de temps en temps coiffer le sommet et nous envoyer quelques flocons, la nuit est dans l'ensemble assez belle et une lumineuse demi-lune vient même accompagner le crissement romantique de nos pas dans la neige dés 3hs du matin. Le passage prétendument scabreux du bas fait rigoler les alpinistes chevronnés du groupe. Qui rigolent beaucoup moins quelques heures plus tard vers 6000m alors coeur et poumons se transforment en haut-fourneaux et que la progression est de plus en plus ralentie par de longues pauses pitoyablement appuyés sur le piolet. Ca caille, les orteils gèlent comme les gourdes dans le sac, la pente de neige est à la fois assez raide pour essouffler et pas assez pour produire l'adrénaline nécessaire à un mode de fonctionnement turbopropulsé. Pas de crevasses géantes ou de murs de séracs anxiogènes comme au Cotopaxi, mais la consolation de voir autant les Américains high-tech que les Suisse-Allemands à l'allure militaire faire demi-tour les uns après les autres; les trois cordées franco-suisses, dans une vaste pagaille dispersée comme il se doit, seront les seules à triompher du Chimbo ce jour là.
Une dernière éclaircie, quelques photos pour achever de se geler les doigts, des altimètres s'obstinant à sous-estimer la ronflante altitude officielle de 6310m et nous filons tête baissée vers le soleil levant qui commence à illuminer la montagne. L'horaire global selon Negro est "remarquable" (nous sommes de retour au refuge à 9hs...du matin !) mais l'ensemble du groupe est passablement fracassé physiquement autant que moralement et certains prononcent même des paroles définitives quant à l'alpinisme de haute-altitude. Qu'ils regretteront bien vite une fois revenus dans le confort civilisé. Enfin peut-être...
Toujours est-il que personne n'aura envie de suivre le groupe suisse-allemand filant dés le lendemain, la période d'acclimatation équatorienne achevée, vers les 7000m glacés et ventés de l'Aconcagua...La discipline et la volonté de ces gens-là est vraiment un exemple pour nous tous. Notre ego quelque peu léthargisé par la fatigue est quand même flatté par les félicitations groupées des infortunés prétendants germaniques et anglo-saxons. Le temps de baffrer le fond du pot de "dulce de leche" (pâte de lait sucré caramélisée aussi succulente que malsaine), de papoter un peu du Sangay et de ses sons et lumières d'épouvante avec un guide St Gallois puis de réveiller notre chauffeur Bruno et nous traînons nos pieds fatigués dans le sable mou et la neige fondue jusqu'au minibus. Malgré le mauvais temps une fois de plus réinstallé, une escadrille de bus déglingués vient de vomir une véritable armée d'ados nonchalants qui se lancent, avec l'enthousiasme de leur âge (sic), à l'assaut des 5000m du refuge Whymper. "Clase superior" laisse tomber Negro avec une pointe de mépris après avoir jaugé leurs fringues américanisées et leurs traits plus européens qu'indiens...Riobamba est vite atteinte, installation au "meilleur hôtel de la ville", déjeuner somnolent au "meilleur restaurant de la ville", sieste prolongée pour les uns (il faudra réveiller Yves et Olivier pour le dîner à 20hs), glandage dans une ville sans grand intérêt pour les autres (sous la bruine pour changer)...En bref, ce retour de sommet a le même goût vasouillard que les autres. "Le plaisir, c'est pour après" disaient-ils... Bôf ! Et il n'y a même pas de Cuy au menu du dîner alors que le groupe entier fantasmait depuis le début du séjour sur les délices de ce cochon d'Inde à la broche. Yves est maintenant obligé de revenir...
9 Janvier 99, Quito (2850m)
Les chevaux flairent l'écurie et la journée est vite résumée. Finalement l'existence ne vaut-elle pas par les contrastes entre les temps forts et les heures vides ? 4hs de Panaméricaine chaotique et bondée pour rejoindre Quito, avec en prime une nouvelle crevaison (pas étonnant avec la camelote japonaise chaussant les roues du véhicule). Evidemment dans le coin le plus glauque du trajet, coincés entre de l'herbe sale jonchée d'ordures et le passage vrombissant de camions et bus plus déglingués et puants les uns que les autres. La plupart des cartes postales ayant rendu célèbre les volcans glaciaires équatoriens sont prise depuis cette "Avenues des Volcans" (haciendas, lamas ou indiens noyés dans une luxuriance verdoyante, le tout sur fond de grands cônes blancs étincelants); nous en resterons bien sûr pour nos frais sous un ciel aussi plombé qu'à l'habitude. Avec tout au plus l'espoir de trouver quelques diapos touristiques à Quito pour montrer aux amis ce qu'on aperçoit normalement en cette saison sèche.... Mañana peut-être ou dans 5 ans, lors de la prochaine aventure sur les flancs de l'Antisana ou du Sangay !
Curieux pays dont nous aurons gravi les principaux sommets par un temps souvent dégagé sans pour autant jamais les voir. Dernière orgie de viande à la fameuse churrascaria Shorton, notre guide végétarien Negro se demandant quel peut bien être le plaisir à dépenser autant d'argent pour ingurgiter une nourriture aussi frelatée. Après-midi sous la pluie battante à tuer notre oisiveté en tirant sur les cartes de crédit pour bourrer encore un peu plus les bagages d'artisanat local, de fringues et de Cds de musique andine ("muy melancólico, por favor"). Yves et Olivier entament la nuit dans une chaude boite de salsa locale que notre Negro semble fréquenter assidûment pour se remettre des rudesses de l'altitude en contant fleurette aux gringas blondes de passage. Peut-être y rencontrera-t-il un jour son destin ? Le nôtre, après d'innombrables détours par l'Altaï, le Ruwenzori et le Ladakh, pourrait bien nous ramener ici dans quelques années à l'assaut des trophées manquants, Antisana, Altar ou le colérique Sangay. Pas de chance, le temps y est réputé encore plus humide qu'ailleurs !
Avec Karine, Bruno et Gilles (France), Yves, Olivier et Bertrand (Suisse) et aussi Ismael et "El Negro" (Equateur)
27 Décembre 98, Quito (2850m)
A coté des marathons aériens nécessaires pour rejoindre La Paz (24h ou plus), l'Equateur a le relatif avantage de son accessibilité : à peine plus de 20hs depuis Genève pour gagner Quito en incluant 4 heures de transfert à Amsterdam, sans lesquels le vol entrerait quasiment dans la catégorie des supersoniques transcontinentaux ...Entre les repas incessants servis à bord et la goinfrerie pour tuer l'ennui au snack de l'aéroport d'Amsterdam, ce voyage fait sans doute plus de dégâts que le Noël venant de s'achever. Mais la perspective de séjours en altitude nauséeux faute d'acclimatation et de longues bavantes sur de revêches volcans glacés écartent tout scrupule !
Après-midi relax à la découverte du Quito colonial en compagnie de notre guide équatorien avec bien sûr l'ascension du Corcovado local (Vierge de Panecillo, 3075m !) par une série de rues décrites comme coupe-gorgesques par tous les bons guides gringos (Routard, Lonely Planet etc...). Ivres de sommeil après 36hs sans dormir, nous ignorons les injonctions apocalyptiques de notre "Negro" ("prenons un taxi, c'est quand même dommage de tout se faire voler le premier jour") et avec la chance des inconscients l'aller-retour est réalisé sans encombre. En croisant juste, pour un peu de couleur locale, un indigène d'allure louche jouant négligemment avec son revolver en sifflotant comme si de rien n'était...Bien que rempli de gringos et en particulier d'expéditions andinistes, l'hôtel du soir est au standard latino-américain, service souriant mais invraisemblablement inefficace, éclairage anémique, plomberie en voie de décadence accélérée...
28 Décembre 98, Campement de Chaupi (3970m)
Le séjour est court, les sommets d'altitude programmés sont nombreux, pas un instant à perdre pour monter à 4000m faire quelques globules rouges. Réveil à 6h pour "attaquer tôt" mais l'Amérique Latine se charge vite de nous rappeler que son rythme de vie n'est pas pour rien résumé par le mot "mañana" : une heure pour obtenir un petit déjeuner, autant pour faire quelques courses, sans parler de l'allure exaspérante permise par les pistes et le trafic local. Heureusement que le sommet programmé - pourtant plus haut que l'Aiguille Verte - offre la possibilité d' ajuster la longueur de son ascension selon l'endroit de la piste où l'on choisit d'abandonner le véhicule. Avec un 4*4 solide (loué de préférence) et un impitoyable massage de reins, on peut même s'approcher mécaniquement jusqu'à 1 heure du sommet, lequel dépasse à peine la hauteur des derniers arbres...Pour les puristes qui poseraient la question, la raideur et le "revêtement" (sic) du ruban de terre taillé à travers la forêt excluent totalement de remplacer la Jeep par le VTT pour moraliser l'ascension.
Un compromis typiquement helvétique nous conduit à laisser le minibus à mi-chemin dans une charmante hacienda fondée par des émigrants suisses il y a quelques générations et dont l'ambiance et la tenue ne dépareraient pas au milieu des Alpes d'Uri. Un déjeuner tardif nous est promis au retour, les 900m de dénivelé résiduel sont vite avalés mais le Pasochoa offre en fait 2 sommets pour le prix d'un et il est difficile de déterminer depuis le bas lequel est le plus haut. Il faut donc gravir les deux et une petite arête rocheuse noyée dans l'exubérante végétation équatoriale donne même une petite touche Ruwenzorienne à la journée. Comme il est de coutume sur les montagnes chaudes et humides, la brume envahit les hauteurs dés la mi-journée et la première giboulée se déclenche alors que nous sommes juste installés devant un plantureux repas fermier servi par l'arrière petite fille du patriarche fondateur helvétique. Visite de la fromagerie de rigueur, bien sûr, puis quelques heures de marteau-piqueur pour regagner la vallée, remplir les interstices vides du minibus de victuailles et remonter vers l'Hacienda de Chaupi sous une pluie battante. Non sans réparer un pneu crevé au passage, la première d'une longue série (de la camelote japonaise, comme par hasard). Heureusement que le concept de loi du travail n'a pas encore fait son entrée ici et que les "vulcanizadoras" sont ouvertes jour et nuit 7 jours sur 7... Le campement à presque 4000m est atteint par une piste sordide, que Bruno déclare pourtant "bien plus carrossable" que ce qu'il a parfois pu connaître par le passé. La nuit est tombée depuis longtemps lorsque nous installons les tentes dans l'herbe à l'altitude de l'Eiger.
29 Décembre 98, Refuge des Illinizas (4700m)
Venir passer une nuit quasiment à l'altitude du Mont Blanc le surlendemain de l'arrivée à Quito figure dans la liste "à éviter absolument" de tout bon manuel d'alpinisme en altitude. Où l'on déconseillerait même d'abuser du shopping pédestre dans les rues de la capitale au cours des premiers jours...Mais c'est bien là, en forme de raccourci, le drame des salariés aisés aussi riches de rêves que pauvres de temps pour les réaliser...Entre sacs de couchage, victuailles et matériel complet pour la glace technique, les sacs sont lourds, le point de départ est quasiment à l'altitude du sommet de la veille, le pas est donc court et la tête (la mienne en tous cas) commence rapidement à cogner. Les deux sommets convoités (Illinizas Nord et Sud, env. 5200m) sont de surcroît déjà dans le brouillard et les derniers du groupe (moi plus précisément) sont accueillis au refuge par une volée de grêlons.
Mais un programme est un programme, la barre sur le crâne - combattue à grand renfort de chimie médicale - finit pas faiblir devant le cocktail Diamox - Aspirine - Ibuprofène à haute dose et nous attaquons vaillamment l'Illiniza Norte (5135m) sous une forte averse de grêle. Comme toujours Bruno et Karine, déjà surentraînés naturellement et qui plus est forts de deux semaines d'acclimatation, galopent devant sur une arête rocheuse jamais bien difficile mais parfois un tantinet exposée. Une première canonnade de coups de tonnerre donne un premier avertissement sans frais aux impudents gringos. Mais, seul à proposer de battre en retraite, et devant l'inflexible volonté du groupe, je suis assez idiot pour suivre quand même. Evidemment ça ne rate pas, sous le bastion sommital les éclairs recommencent à claquer autour de nous et de suspects bourdonnements électrostatiques dans les oreilles invitent à une retraite précipitée. Laquelle s'apparente vite à une débandade "chacun pour soi et de la foudre pour tous" faisant flamber le rythme cardiaque avec plus d'efficacité que les pentes les plus raides du séjour. Et dire que l'acclimatation est parait-il favorisée par un maximum de calme et de repos...
De retour au refuge (pourtant pas bien excitant), une armée de montagnards multinationaux a envahi les lieux, le ciel évidemment se déchire à une heure du crépuscule mais seuls Bruno, Karine et Gilles trouvent le courage de repartir au sprint pour marcher enfin sur la tête de ce sommet revêche et venger ainsi l'honneur bafoué du groupe. Les trois mamelles de l'acclimatation (chimie lourde, gavage et bullage) masquent le mal des montagnes et le réveil est mis à 4hs en espérant une météo plus accueillante. Se retrouver coincés sur les pentes de glace vertigineuses de l'Illiniza Sud sous la menace électrique est un scénario de cauchemar que personne n'ose vraiment imaginer...
30 Décembre 98, Thermes de Papallacta (3330m)
Difficile d'imaginer un endroit plus idyllique pour se remettre d'une dure épopée alpino-hypoxique que cet hôtel douillet niché au cœur d'une impressionnante vallée noyée de végétation et qui plus est criblée de sources chaudes. L'Hostal "Posada de montaña" se compose d'une série de pavillons de bois aux toits de chaume dont les vérandas entourent de petites vasques fumantes.; L'endroit est aménagé avec le bon goût "couleur locale mais sans en rajouter" typique des établissements sud-américains visant la clientèle gringo haut de gamme (dont nous faisons bien sûr partie).
Mais tout cela il a bien fallu naturellement le mériter (pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?).Un bon somnifère a certes permis une nuit moins migraineuse que prévue. Mais la motivation sur les coups de 4h du matin pour quitter le refuge dans une bise pinçante et aller jouer les araignées en crampons sur les pentes de glace striées de crevasses de l'Illiniza est évidemment assez basse. Le phénomène est toutefois tellement classique que les alpinistes chevronnés du groupes, programmés comme des automates pour le sommet, ferment mécaniquement la porte du refuge à l'heure prévue pour avancer d'un pas somnolent sur la moraine voisine en direction de la glace du volcan.
Le temps de s'encorder au petit joursous un sérac menaçant et les premiers coups de piolet font voler en éclat la glace noire tapissant la cime convoitée. 3 heures et un certain nombre de passages scabreux plus loin, nous foulons le sommet dans un paysage extra-terrestre de volutes de glace et de volcans étincelants émergeant de la mer de nuages recouvrant le tapis végétal des basses-terres. Le réchauffement du climat, toujours lui, a fracturé le glacier en son milieu, faisant apparaître une vilaine barre rocheuse au franchissement un tantinet anxiogène. La descente, à grand renforts de broches à glace, prend plus de temps que la montée mais nous arrivons tous vivants au refuge puis 1h plus tard au minibus. L'averse quotidienne crépite sur le toit alors que Bruno, désormais au volant, dévale la piste défoncée à tombeau ouvert.
Dans la tête de chacun, à côté des souvenirs du sommet, une seule image : l'Hôtel des Thermes. Quelques heures de marteau-piqueur, interrompus par une Yème pose de rustine sur le même pneu récalcitrant, seront encore nécessaires pour franchir un col à 4000m, basculer sur le versant amazonien et piquer une tête dans l'eau chaude avant un plantureux dîner. La géothermie des régions volcaniques a vraiment du bon !
31 Décembre 98, Otavalo (2620m)
La conscience tranquille du devoir accompli permet en vrac une grasse matinée jusqu'à 8h30, un petit déjeuner étalé sur plus d'une heure et une matinée entière à grenouiller dans l'eau chaude et à débattre des mérites comparés de la vasque de plein air et de la grotte de vapeur. Cette dernière paraît si chaude en y plongeant simplement le pied qu'une immersion complète prend vite des allures de pari idiot que Bruno est le premier à relever, suivi évidemment aussitôt par le reste des éléments mâles du groupe blessés dans leur orgueil. D'interminable scéances-photos occupent le reste du temps, chacun souhaitant faire cohabiter sur son album photo la violence des glaces de l'Illiniza et la douceur des Thermes de Papallacta. Et prouver ainsi que bourrinage et hédonisme ne sont finalement pas toujours aussi éloignés qu'on pourrait le croire. La Vierge Miraculeuse d'El Quinche nous accueille pour le déjeuner (enfin façon de parler); elle avait paraît-il mis fin aux terribles tremblements de terre de 1938. Le sol se tient effectivement tranquille mais le bouge en face de la célèbre église sert la viande la plus infâme du séjour...
Le franchissement de l'Equateur est dûment matérialisé par une mappemonde, un panneau et le fameux troquet "Latitude 0"; dont le toilettes font les frais de toute une série d'expériences sur le sens de rotation des tourbillons d'eau. De fiévreuses discussions s'engagent pour savoir si la force de Coriolis dans une cuvette de chiottes changerait vraiment de sens entre le bistrot et la cahute du paysan 10m plus loin mais de l'autre côté de la ligne. La notion d'Equateur magnétique est même envisagée. Le reste de la route d'Otavalo est vite avalé sur un goudron d'une qualité quasi helvétique, malgré la profusion de camions asthmatiques déchargeant à l'occasion leur chargement de manière aussi instantanée qu'imprévue. Règle numéro un pour vivre vieux sur les routes équatoriennes : ne jamais serrer un grumier de trop près...
La célèbre bourgade indienne d'Otavalo déborde d'animation en ce soir de Nouvel An, la coutume locale consiste à assembler des mannequins de sciure parodiant les événements de l'année écoulée avant de les incendier au milieu des rues à 0 heures précises. Vainqueurs toutes catégories pour 98 : Bill et Monica devant le Viagra. L'information circule en cette fin de siècle !
1er Janvier 99, Otavalo (2620m)
A vrai dire une journée bien comme les autres : réveil relativement matinal, sommets avoisinants déjà noyés dans la brume (on en viendrait même à douter de leur existence à force), montée par une piste chaotique à un lac de montagne à 3700m (Mojanda) qui arrache des cris d'enthousiasme aux autochtones mais a objectivement encore bien du chemin à faire pour atteindre la séduction de ses collègues de l'Oberland ou du Tessin. 1h30 de marche dans les hautes herbes, agrémentés de juste ce qu'il faut de passages scabreux, nous donnent une vague conscience du devoir accompli et nous amènent accessoirement au sommet du célebrissime Fuya-Fuya (4263m, quasiment le Finsteraarhorn !). Evidemment en plein brouillard ou presque. 1h de sieste au sommet pour refaire quelques globules rouges en prévision du Cayambé.
Reste de la journée partagé entre un long shopping au village de Cotacachi, la patrie locale des tanneurs, et un autre lac de montagne (Cuicocha); où nous sommes même obligés de remarcher 20mn pour fuir la nuée de touristes (autochtones, pour changer) effectuant le trajet pédestre entre le parking et la buvette locale. Retour au bercail pour du courrier (déjà !) en retard suivi d'un dîner style "maison de cure" aussi diététique que tristounet. En bref rien à verser aux annales et vivement le grand marché du lendemain. Les Indiens auront-ils déjà les logos Visa/Amex sur leurs stands comme les artisans maroquiniers de Cotacachi ? Connaîtrons nous notre premier jour sans pluie ? Yves cessera-t-il de râler que toutes ces villes n'ont aucun intérêt et que vivement l'Altaï pour rester enfin tranquilles au milieu du rocher et de la neige ?
2 Janvier 99, Refuge du Cayambé (4620m)
Le marché d'Otavalo a peut-être perdu un peu de son authenticité, les Indiens ont appris un peu d'anglais mais l'ambiance reste quand même unique et les bonnes affaires innombrables. Mention spéciale pour le marché aux bestiaux oú moutons, porcs et vaches changent de mains dans un vacarme de meuglements, couinements et jurons quechuas. Chacun se refait son stock d'alpaga à offrir et les derniers centimètres cube du minibus encore vides sont impitoyablement bourrés d'artisanat local.
A midi, il faut bien se résoudre à mettre le cap sur le Cayambé; la montée au refuge à 4600m s'effectue certes intégralement en véhicule (chauffeur intrépide et reins solides toutefois requis) mais la dureté de la journée à venir justifie quand même une dernière orgie de viande à la churrascaria du village homonyme. Que le marteau-piqueur de la piste aide finalement à digérer, et c'est donc un groupe plein d'entrain qui s'extrait courageusement du minibus pour une marche d'acclimatation jusqu'au pied du glacier. Yves, fidèle à ses habitudes sauvages, décide d'y rester pour passer la nuit...Le Cayambé a le bon goût de se dégager à ce moment là : une immense masse totalement glaciaire baignée par la lumière du soleil déclinant dont la beauté irréelle achève de bétonner la motivation du groupe. Le réveil est mis à 1h (si, si, du matin !) en priant pour que les nuages amazoniens tout proches se tiennent encore tranquilles quelques heures.
3 Janvier 99, Hacienda La Ciénaga (3030m)
L'ensemble des "gringos alpinistas" multinationaux peuplant le refuge s'agite dés 23 hs (!), l'ascension du Cayambé étant décrite dans les topos comme diaboliquement longue. Selon la bible des Andes Equatoriennes, "un départ à 23h30 (sic) n'est pas déraisonnable pour être de retour avant que le soleil n'ouvre les crevasses et ne déclenche les avalanches" (j'exagère à peine). Aussi présomptueux qu'à l'habitude, nous prenons un départ dangereusement tardif à 2hs sous une extraordinaire pleine lune transformant les immenses glaciers du Cayambé en une férie difficile à surpasser. La frontale regagne le sac, le souffle est bon, le pas est alerte et les cordées polyglottes, avachies sur leurs piolets l'air hagard, sont impitoyablement doublées les unes après les autres. Histoire de maintenir le suspens, le Bassin Amazonien envoie de temps à autres de vilains nuages noirs coiffer la cime, mais ils ne font jamais long feu. Arrivés sous le chaos de grosses meringues glacées constituant le sommet, les choses se gâtent...
La calotte sommitale est coupée en 2 sur toutes sa longueur par une gigantesque crevasse et le pont de neige habituel - ay, caramba ! - s'est effondré, victime sans doute lui aussi du réchauffement climatique. A droite, à gauche, rien n'y fait, il faut se résoudre à redescendre 100m si durement gagnés pour traverser une pente avalancheuse donnant accès à une corniche parfois suspecte et enfin aux pentes terminales. Olivier nous annonce d'abord son décès imminent avant de se traîner jusqu'en haut pour jurer que ce serait bien la dernière fois. Nous sommes seuls (là par contre ce ne sera pas la dernière fois...), les autres ont baissé pavillon, un paquet d'air humide fouette la glace du sommet histoire de nous rappeler que l'Amazonie est toute proche, recouvrant aussitôt cordes et vêtements d'une petite couche de givre qui sera du meilleur effet sur les photos. Les embrassades sont brèves et viriles (pardon Karine !), le vrai bonheur sera à savourer dans cette longue descente tranquille, le soleil revenu, les volutes de glace scintillantes de notre Cayambé dans le dos et les riches terres d'Otavalo à nos pieds. "Mais était-il vraiment indispensable de s'infliger tout le reste avant ?" interrogerons les esprits sensés. Des générations de montagnards ont déjà planché sur le sujet sans parvenir à une réponse satisfaisante...
Le Pichincha, volcan maison de Quito, nous félicite quand même d'un impressionnant panache de fumée dans le lointain. Le temps de grignoter quelques saletés au refuge et l'appel de l'oxygène enrichi des basses terres se fait à nouveau pressant. Bruno maîtrise encore une fois avec brio la piste invraisemblablement défoncée redescendant du refuge, dont la brutalité des cahots n'empêche toutefois pas ses passagers, plus groggys les uns que les autres, de sombrer dans un sommeil léthargique. C'est une troupe de gringos andinistas passablement apathiques et aux petits yeux qui prend ses quartiers en fin d'après-midi dans la somptueuse et légendaire Hacienda La Ciénaga : un trésor historique remontant quasiment à l'époque de Francisco Pizarre et dont les murs ont vu défiler la fine fleur des explorateurs andins, de Humboldt à La Condamine en passant par Whymper. Le cachet unique des lieux, ses patios, sa chapelle coloniale et ses chambres baroques ferait presque oublier une plomberie sans doute guère renouvelée depuis les Conquistadores. La douche froide de retour du Cayambé nous fait déjà rêver des mythiques termes de Baños ... après le Cotopaxi !
4 Janvier 99, Refuge du Cotopaxi (4800m)
Les ambitions alpinistiques démesurées du programme ne permettent guère de s'attarder dans les antres de luxure que sont les hôtels-haciendas sous peine de voir disparaître rapidement toute motivation à remonter souffrir vers les hauteurs hypoxiques. Notre guide Negro nous accorde généreusement jusqu'à midi pour dormir un peu, faire du courrier en retard et déambuler dans les lieux imprégnés d'histoire de l'Hacienda. Le Cotopaxi reste évidemment noyé dans les nuages durant toute la durée de notre séjour (à se demander comment ils font pour prendre leurs cartes postales !); mais confiants dans notre bonne étoile, nous attaquons en début d'après-midi la piste plutôt moins défoncée que d'habitude menant au voisinage du refuge homonyme. Le tarif d'entrée prohibitif donne même droit aux uniques panneaux de signalisation du séjour...mais il reste quand même 45 mn à marcher dans le sable mou depuis le parking pour mériter cette bâtisse décrépie et humide dont plus un alpiniste suisse ne voudrait dans ses Alpes locales.
Ayant trouvé le moyen d'oublier mon baudrier sous le lit de l'hôtel, je passe la soirée à tester différentes combinaisons de sangles pour bricoler un harnais de fortune qu'on croirait tout droit sorti de l'époque de Whymper ou d'Armand Charlet. Phénomène classique en Equateur, le refuge est envahi d'Allemands et d'Américains équipés comme pour attaquer la face nord du K2; on se demande encore par quel mystérieux phénomène de d'évaporation spontanée nous nous retrouverons seuls ou presque le lendemain au sommet...Le réveil est mis à 1h (du matin), la neige tombe mais elle est finalement là pour ça et ne fait pas le poids face au Stilnox que les plus inquiets avalent discrètement avant de s'éclipser.
5 Janvier 99, Baños (1900m)
Manque de chance, cette fois-ci le grésil est toujours présent au milieu de la nuit et il faut une bonne dose de motivation pour s'élever en direction d'un sommet fantomatique noyé dans les nuages alors que se lève une aigre bise et que la vague lueur de lune finit par s'évanouir dans le brouillard. "Le sommet est sûrement au dessus des nuages" lancent les partisans du verre à moitié plein. "Ouais, on va surtout en prendre plein la gueule" rétorquent les autres (moi en particulier). Le terrain est de surcroît fort crevassé mais la trace louvoie intelligemment entre d'insondables abîmes de glace et le spectacle d'immense tranches de séracs sortant mystérieusement de la brume ne manque pas de grandeur. Et puis l'histoire se répète et la morale est sauve : après avoir doublé presque toutes les cordées parties avant nous (enfin celles qui n'avaient pas encore fait demi-tour...), nous émergeons au dessus du mauvais temps pour prendre pied sur les bords du cratère ourlé de glace et embrasé par le soleil levant. Là encore le souffle est court, le vent glacial,et les embrassades brèves, mais les images d'instants hors du temps gravées pour longtemps.
Bruno et Karine, arrivés bien plus tôt et à moitié congelés, s'infligent de sanglantes expériences de tests de glycémie intracutanée pour dédommager leurs généreux sponsors médicaux. Dont les appareils high-tech miniaturisés digèrent apparemment fort mal les rudes conditions d'un sommet à 6000m... Descente sans histoires interrompue par d'innombrables séances photos dans les séracs et comme au Cayambé, c'est un groupe passablement groggy que Bruno conduit sur la route tortueuse de Baños. 2 sommets à 5800m en 3 jours font peut-être une bonne pub sur un programme mais quelques dégâts sur le terrain : Olivier est traqué par la turista, Gilles tousse comme un tuberculeux en phase terminale, le stress accumulé (ou est-ce l'aspirine) me ronge l'estomac et les autres somnolent apathiquement les uns appuyés sur les autres malgré les cahots de la route. Une journée complète de grenouillage thermal ne sera pas de trop. L'idée saugrenue d'un nouveau réveil nocturne pour une ascension express du Tungurahua voisin (5020m) lors de la journée de repos du lendemain a soudain beaucoup moins de charme que dans le salon de l'hôtel de Quito ou cette initiative avait été débattue avec enthousiasme. Si l'on nettoie tout cette fois-ci, que restera-t-il pour la prochaine fois, n'est-ce-pas ?
Le pneu arrière déjà réparé il y a une semaine trouve le moyen de se remettre à plat dés l'arrivée à Baños. Seul Bruno trouve la force de remonter la roue de secours pendant que les autres somnolent misérablement vautrés sur le trottoir. Mais l'hôtel Sangay, avec piscine, tennis, sauna et face aux thermes est on ne peut plus accueillant et la petite cité thermale de Baños, célèbre pour son cadre spectaculaire, la douceur de son climat et bien sûr ses sources chaudes n'est pas l'un des pôles touristiques du pays pour rien. Boutiques d'artisanat, agences d'écotourisme d'aventure, bistrots et restos sympas : pas de miracle les gringos pullulent mais ils ont finalement aussi bon goût que nous...La journée du lendemain promet d'être partagée entre grenouillages d'eau chaude et orgies diverses pour se refaire quelques forces avant l'attaque des 6300m du Chimborazo. D'ou plusieurs infos alarmantes font état de glace vive exposée et d'avalanches de caillasses...
6 Janvier 99, Baños (1900m)
Comme prévu la veille, la journée la plus décadente du séjour : grasse matinée, bains chauds, bullage, shopping et goinfreries. Et si c'était cela la vérité que nous cherchons en vain sur les sommets ? A en croire le style de vacances des gringos fourmillant dans la ville, on pourrait le penser. Enfin je suis un peu méchant, le nombre d'agences proposant des treks junglesques, du VTT (en descente), du cheval et même les principaux sommets du pays (dont le Sangay, ils ne manquent pas d'air !) doit quand même inciter certains touristes de passage à aller transpirer un peu entre deux bains...
Matinée aux bains d'El Salado à l'hygiène rudimentaire mais au folklore garanti. L'eau ressemble davantage à celle d'un fleuve africain qu'à un torrent de montagne suisse, c'est naturel et dû à la forte minéralité, même si le passage des vieilles Indiennes remontées d'Amazonie pour leur bain mensuel ne doit pas arranger les choses. Déjeuner, goûter et dîner consacrés à des tests comparatifs des restaurants les plus "tipicos" avec décors pseudo-incas et musique andine de rigueur. Entrecoupés de bains, saunas et hammams à l'Hôtel Palace voisin et d'un peu de courrier en retard. En bref la journée idéale avant d'affronter les 6310m du Chimborazo, sa glace vive et ses chutes d'objets hétéroclites (neige, pierres, glace...); avec un horaire de lever record annoncé telle une sentence capitale par notre Negro : 11hs...du soir !
7 Janvier 99, Refuge Whymper (5000m)
Posté à 5000m au pied des glaciers du Chimborazo, c'est le refuge équatorien classique, pas vraiment sordide mais suffisamment sale, humide et déglingué pour bien montrer que nos Alpes embourgeoisées sont à 10.000 kms de là. Comme au Cotopaxi, les ingénieurs de l'Equipement équatorien ont maintenu un semblant d'éthique en stoppant la construction de la piste à 45 mn de marche sous le refuge pour laisser aux touristes autochtones la fierté de gagner la barrière mythique des 5000m pas leurs propres moyens. A moins que ce ne soit plus prosaïquement le manque de crédits...Le temps est absolument sinistre, le cadre aussi, la piste remontant le pied de la montagne taille de grands lacets dans des pentes de sable noir noyé dans le brouillard alors que la pluie se transforme petit à petit en neige. Et dire que nous avons quitté Baños quelques heures plus tôt sous les seuls moments de soleil des derniers jours, anesthésiés par une ultime séance de bains et lestés des succulentes pancakes du "Café Alemàn", un des bons bars à gringos de la localité !
La motivation pour se rhabiller, refaire les sacs et marcher sous la neige fondue pour somnoler 3 hs dans une cabane humide avant d'attaquer au milieu de la nuit la plus longue bavante du pays n'est pas, c'est un euphémisme, des plus hautes (la mienne en tous cas - un long coup de fil à Agnès le matin n'a probablement pas arrangé les choses...). Le refuge est comme toujours passablement rempli des habituels Américains et Allemands bardés d'équipement pour la glace extrême, mais chacun d'entre nous imagine déjà la répétition pour le lendemain du "Syndrome Equatorien" : refuges bondés, sommets désertés, gringos évaporés...En attendant il neige abondamment, ce qui n'est pas franchement excitant pour partir à minuit mais pourra par contre nous sauver la mise en recouvrant la vilaine glace grise tapissant le Chimbo d'une belle parure blanche bien plus digeste à cramponner. Nous parvenons finalement à convaincre El Negro d'abandonner son idée saugrenue d'attaquer le couloir de glace dominant directement le refuge pour rester tranquillement sur les rochers de la voie normale. Certes un tantinet parpinants mais pas plus que nombre d'itinéraires plus ou moins recommandables que chacun d'entre nous fréquente occasionnellement dans les Alpes.
8 Janvier 99, Riobamba (2800m)
Si la météo sur l'ensemble du séjour a laissé passablement à désirer alors que décembre est en principe la saison sèche (sic !), les divinités montagneuses locales ont quand même eu pitié de nous en nous accordant de précieuses fenêtres de clémence pour nos bavantes nocturnes sur les hauts sommets. Aujourd'hui encore, même si un paquet de nuages farceurs vient de temps en temps coiffer le sommet et nous envoyer quelques flocons, la nuit est dans l'ensemble assez belle et une lumineuse demi-lune vient même accompagner le crissement romantique de nos pas dans la neige dés 3hs du matin. Le passage prétendument scabreux du bas fait rigoler les alpinistes chevronnés du groupe. Qui rigolent beaucoup moins quelques heures plus tard vers 6000m alors coeur et poumons se transforment en haut-fourneaux et que la progression est de plus en plus ralentie par de longues pauses pitoyablement appuyés sur le piolet. Ca caille, les orteils gèlent comme les gourdes dans le sac, la pente de neige est à la fois assez raide pour essouffler et pas assez pour produire l'adrénaline nécessaire à un mode de fonctionnement turbopropulsé. Pas de crevasses géantes ou de murs de séracs anxiogènes comme au Cotopaxi, mais la consolation de voir autant les Américains high-tech que les Suisse-Allemands à l'allure militaire faire demi-tour les uns après les autres; les trois cordées franco-suisses, dans une vaste pagaille dispersée comme il se doit, seront les seules à triompher du Chimbo ce jour là.
Une dernière éclaircie, quelques photos pour achever de se geler les doigts, des altimètres s'obstinant à sous-estimer la ronflante altitude officielle de 6310m et nous filons tête baissée vers le soleil levant qui commence à illuminer la montagne. L'horaire global selon Negro est "remarquable" (nous sommes de retour au refuge à 9hs...du matin !) mais l'ensemble du groupe est passablement fracassé physiquement autant que moralement et certains prononcent même des paroles définitives quant à l'alpinisme de haute-altitude. Qu'ils regretteront bien vite une fois revenus dans le confort civilisé. Enfin peut-être...
Toujours est-il que personne n'aura envie de suivre le groupe suisse-allemand filant dés le lendemain, la période d'acclimatation équatorienne achevée, vers les 7000m glacés et ventés de l'Aconcagua...La discipline et la volonté de ces gens-là est vraiment un exemple pour nous tous. Notre ego quelque peu léthargisé par la fatigue est quand même flatté par les félicitations groupées des infortunés prétendants germaniques et anglo-saxons. Le temps de baffrer le fond du pot de "dulce de leche" (pâte de lait sucré caramélisée aussi succulente que malsaine), de papoter un peu du Sangay et de ses sons et lumières d'épouvante avec un guide St Gallois puis de réveiller notre chauffeur Bruno et nous traînons nos pieds fatigués dans le sable mou et la neige fondue jusqu'au minibus. Malgré le mauvais temps une fois de plus réinstallé, une escadrille de bus déglingués vient de vomir une véritable armée d'ados nonchalants qui se lancent, avec l'enthousiasme de leur âge (sic), à l'assaut des 5000m du refuge Whymper. "Clase superior" laisse tomber Negro avec une pointe de mépris après avoir jaugé leurs fringues américanisées et leurs traits plus européens qu'indiens...Riobamba est vite atteinte, installation au "meilleur hôtel de la ville", déjeuner somnolent au "meilleur restaurant de la ville", sieste prolongée pour les uns (il faudra réveiller Yves et Olivier pour le dîner à 20hs), glandage dans une ville sans grand intérêt pour les autres (sous la bruine pour changer)...En bref, ce retour de sommet a le même goût vasouillard que les autres. "Le plaisir, c'est pour après" disaient-ils... Bôf ! Et il n'y a même pas de Cuy au menu du dîner alors que le groupe entier fantasmait depuis le début du séjour sur les délices de ce cochon d'Inde à la broche. Yves est maintenant obligé de revenir...
9 Janvier 99, Quito (2850m)
Les chevaux flairent l'écurie et la journée est vite résumée. Finalement l'existence ne vaut-elle pas par les contrastes entre les temps forts et les heures vides ? 4hs de Panaméricaine chaotique et bondée pour rejoindre Quito, avec en prime une nouvelle crevaison (pas étonnant avec la camelote japonaise chaussant les roues du véhicule). Evidemment dans le coin le plus glauque du trajet, coincés entre de l'herbe sale jonchée d'ordures et le passage vrombissant de camions et bus plus déglingués et puants les uns que les autres. La plupart des cartes postales ayant rendu célèbre les volcans glaciaires équatoriens sont prise depuis cette "Avenues des Volcans" (haciendas, lamas ou indiens noyés dans une luxuriance verdoyante, le tout sur fond de grands cônes blancs étincelants); nous en resterons bien sûr pour nos frais sous un ciel aussi plombé qu'à l'habitude. Avec tout au plus l'espoir de trouver quelques diapos touristiques à Quito pour montrer aux amis ce qu'on aperçoit normalement en cette saison sèche.... Mañana peut-être ou dans 5 ans, lors de la prochaine aventure sur les flancs de l'Antisana ou du Sangay !
Curieux pays dont nous aurons gravi les principaux sommets par un temps souvent dégagé sans pour autant jamais les voir. Dernière orgie de viande à la fameuse churrascaria Shorton, notre guide végétarien Negro se demandant quel peut bien être le plaisir à dépenser autant d'argent pour ingurgiter une nourriture aussi frelatée. Après-midi sous la pluie battante à tuer notre oisiveté en tirant sur les cartes de crédit pour bourrer encore un peu plus les bagages d'artisanat local, de fringues et de Cds de musique andine ("muy melancólico, por favor"). Yves et Olivier entament la nuit dans une chaude boite de salsa locale que notre Negro semble fréquenter assidûment pour se remettre des rudesses de l'altitude en contant fleurette aux gringas blondes de passage. Peut-être y rencontrera-t-il un jour son destin ? Le nôtre, après d'innombrables détours par l'Altaï, le Ruwenzori et le Ladakh, pourrait bien nous ramener ici dans quelques années à l'assaut des trophées manquants, Antisana, Altar ou le colérique Sangay. Pas de chance, le temps y est réputé encore plus humide qu'ailleurs !
Tourengänger:
Bertrand
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